Rue des Rosiers
Daniel Lobot est un boucher juif de trente-huit ans. Très curieux, il ne sait pas mentir à cause de ses grands yeux bleus. Il a des cheveux blonds, une tête ovale et est très mince. Depuis des années, il est obnubilé par cette journée de juillet 1942 qu'il ne parvient à oublier.
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C’est un jour comme les autres, Daniel se rend à la boucherie où il travaille. Il marche avec la peur de rencontrer des soldats allemands, de se faire arrêter. Plus il avance, plus il entend des cris stridents, et des pleurs étouffés. Lorsqu’il tourne dans la rue de sa boucherie, il aperçoit des passants juifs se faire arrêter. « Que vais-je faire ? », murmure-t-il. Tout à coup, il a une idée : « Je vais retourner mon pull, ils n’y verront que du feu ». Enfin c’est ce qu’il espère. Il part se cacher derrière une poubelle et retourne son pull pour ne plus qu'on aperçoive son étoile jaune qui est cousue sur tous les habits que portent les juifs. Daniel sort de sa cachette et marche comme si de rien n'était et rentre dans sa boucherie. Il se met derrière son comptoir et retourne à nouveau son pull. « Ouf, dit-il, j'ai eu chaud. »
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La journée passe et il pense de plus en plus à ces juifs qu’il ne connaît pas mais dont il connaît le sort : en allant chercher sa viande, il se demande si les juifs qui se sont fait arrêter partent travailler dans les camps ; en coupant sa viande, si ces juifs sont morts ou vivants ; en déchirant sa viande, s’ils sont morts dans les chambres à gaz ; en broyant les os, s’ils sont morts incinérés ; en rangeant sa viande, s’il ne leur est tout simplement rien arrivé. Il imagine que les SS arrivent dans sa boucherie et l’arrête. Toutes ces hypothèses auxquelles il pense lui font perdre la tête. Daniel a peur, peur et ne sait plus quoi faire. Il décide de rentrer chez lui pour se remettre les idées en place. Il part de son travail et sur le chemin de la boucherie à chez lui il aperçoit une affiche. Curieux comme il est, il s'approche. « C'est une affiche anti-juifs », dit-il à voix basse. Sur cette affiche il est inscrit : « Les juifs n'ont désormais plus le droit de se balader dans les parcs, restaurants et cinémas ». Daniel n'en revient pas : il se demande pourquoi tant de haine.
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Enfin rentré chez lui, il met sa femme au courant de l'affiche qu'il a vue cet après-midi-là. « A partir de maintenant, il faut être le plus prudent possible. Aujourd'hui, en rentrant du travail, j'ai vu une affiche anti-juifs : cela devient de plus en plus dangereux pour nous.
-Et qu'est-ce qu'on doit faire ? Rester cachés jusqu'à la fin de notre vie ?
- Moi non, je dois travailler temps que je le peux encore pour nous nourrir, mais toi, tu dois rester cachée au moins jusqu'à la fin de cette guerre et de ces arrestations ».
Sa femme ne répond pas : au fond d'elle-même, elle sait qu'il a raison.
Le lendemain, Daniel va à son travail. En marchant, il se rend compte qu'il y a trois fois plus d'affiches que la veille. Il se rappelle de la conversation qu'il a eue la veille au soir avec sa femme.
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Les mauvaises pensées de la journée hantent son esprit. Moins il essaye d'y penser, plus les hypothèses se forment dans sa tête. Il a de plus en plus de questions sans réponse. Daniel en devient fou, il ne mange plus, il ne dort plus. Il se sent anéanti. Il ne comprend pas pourquoi lui est encore vivant pendant que d'autres sont morts alors qu'ils étaient pareils que lui, aussi égaux .