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L'exode d'une famille juive

         Ils marchent depuis une semaine pour atteindre la zone libre. Ils empruntent des chemins étroits et sinueux. Dangereux. Mais ils n'ont pas le choix. Ils traversent des forêts immenses, qui envahissent plaines et collines.

            Gabriel a dix-neuf ans, il est grand et maigre avec une peau mate, des cheveux bruns et des yeux bleus. Il a pour habitude de marcher, de s'arrêter, de râler puis de marcher encore et encore, pour atteindre son but. 

            Quelques jours plus tard, tous se figent soudain sous la pluie, heureux d'être enfin arrivés en zone libre. Leurs sourires sculptent leurs visages, rayonnent. Ils ont réussi. La joie qui brûle en eux s'estompe peu à peu, lorsque Nathan, le père de famille, hurle de s'abriter où ils peuvent. L'averse tombe de plus belle. L'orage ne va pas tarder. Il ne faut pas rester à portée des arbres. Du haut de son mètre quatre-vingt dix, Nathan est totalement digne de confiance, bien qu'assez autoritaire. Rachel aperçoit une petite cabane au loin, enfouie dans la forêt.  Elle prévient les autres d'aller s'y abriter avec elle. La cabane semble fragile. Tiendra-t-elle face au vent, aux violentes bourrasques? Elle est trop exiguë pour les cinq compagnons. Ils se serrent les uns contre les autres, comme ils peuvent.

 

            Quelqu'un frappe à la porte une heure plus tard. Nathan s'inquiète, puis ordonne à la famille de se taire. Une voix aiguë et douce à la fois, provenant de dehors, se fait entendre : " Bon... bonjour, je m'ap... pelle... Sarah Du... Dubois. Je... Je vous ai vu ren... rentrer dans la... la caba... bane tout... tout à l'heure. L'ai... l'air per... perdu. Si vous... vous voulez bien, je peux vous... vous aider." Dans la cabane, les regards auscultent les visages. Rachel est une petite blonde aux cheveux longs. Elle est la mère de la famille Edel et Hanna est la grand-mère. Elles s'avancent toutes les deux pour ouvrir la porte, mais le père les en empêche en se mettant devant elles. Il leur chuchote de ne rien faire.

« Attendez un peu. Peut-être que cette femme essaie de nous piéger. On ne sait pas. »

Voyant que la porte reste fermée, Sarah Dubois confie d'une voix tremblante, sous l'averse et l'orage,

qu'elle porte l'étoile jaune. « Comme vous » dit-elle. A l'intérieur, ils s'interrogent. Lui faire  confiance

ou pas ? Comment être sûrs ? Le père est le seul à penser qu'il ne faut pas lui faire confiance. « Je

vous assure, on ne sait rien d'elle » ajoute-t-il. Hanna ouvre la porte à Sarah, sans plus attendre. Elle

lui sourit. Un sourire comme un merci pour cette aide tellement inattendue. Le père sort le premier de la cabane, inquiet. Les autres sont ravis. Ils le suivent. 

 

            Ils marchent pendant une trentaine de minutes, guidés par Sarah Dubois. Tous arrivent enfin à la maison de Sarah. Elle est spacieuse avec des murs en pierres blanches, un peu usés par le temps. Sarah fait entrer ses invités de dernière minute. Ils découvrent l'intérieur de la maison,  lumineux et plein de vie. « On pourrait être une cinquantaine ici sans se marcher sur les pieds », pensa Gabriel. La mère et la grand-mère sont éblouies ; le grand-père, Gabriel et le père sont fascinés, comme miraculeusement plongés dans les méandres d'un palace. Nathan reste pourtant méfiant et l'expression de son visage redevient comme à son habitude froide et impassible. Sarah leur montre leur chambre à chacun, et puis toutes les autres pièces de la demeure. Les chambres sont les plus austères ; il n'y a qu'un lit, une armoire et un bureau.

 

            L'heure du souper arrive. Ils ont tous pu se laver, se changer. Ils sont  propres, détendus. Leurs peaux semblent épurées par l'averse, la marche et cette toilette imprévue chez Sarah Dubois.

 

            Sarah apporte dans la salle à manger divers plats pour ses invités, de la viande, des féculents, des légumes et puis des fruits, des dattes pour le dessert. Personne n'ose entamer son repas au début, même s'ils ont une faim de loup ; ils sont tous gênés. Elle l'est aussi alors qu'elle est chez elle. Personne n'ose rien dire ni rien manger. Elle les prie de manger avant que les mets ne refroidissent. Même pas un "Merci pour ce dîner" ou un "Bon appétit", ils mangent. Pas un mot. A peine un sourire entre deux coups de fourchette. Gabriel est ravi de pouvoir manger des choses qu'il n'a pas la chance d'apprécier tous les jours. Les goûts qu'il découvre lui semblent exceptionnels. C'est comme une explosion de saveurs dans sa bouche.

 

            Après le repas, chacun rejoint sa chambre respective. Ils s'endorment tous sans tarder. La fatigue après la marche, l'averse, l'orage. Et la peur. A part Gabriel qui est encore éveillé. Il ne parvient pas à trouver le sommeil. Discrètement, à pas lents, il descend les escaliers. Il ne veut pas rester plus longtemps dans la chambre, comme s'il était enfermé. Il s'arrête brusquement lorsqu'il entend des bruits. C'est Sarah, il reconnaît tout de suite sa voix qui bégaye. Elle est en pleine discussion avec un homme. Elle lui dit : " Ils sont en... en haut. Ils do... dorment tous sans... sans aucun doute." Il lui répond : " Nous allons les arrêter vite fait bien fait". Gabriel remonte à toute allure, le plus vite qu'il peut. La sueur coule sur ses tempes. Ses mains tremblent, ses jambes aussi. Tout tremble en lui. Et son cœur cavale. Ses poumons cherchent l'air. Il les réveille tous les uns après les autres. Leur dit qu'il faut partir vite, vite. « Les soldats arrivent. Ils viennent nous arrêter, Sarah nous a donnés. »

 

            La famille Edel se rassemble dans la chambre où Nathan s'était endormi. Les visages sont figés, les yeux ronds comme gonflés d'une peur pâle. Les membres  gèlent sur place. Les soldats allemands envahissent le couloir. Ils entrent dans la pièce. Plus aucune fuite n'est possible, pas même un mouvement. Nathan, Rachel, Gabriel, Hanna et Aaron se regardent. Et ils savent. Maintenant tout est fini.

Valentine et Thylane

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